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Un poil de plume dans un monde de bruit
7 décembre 2015

Le porte-voix

Il est sorti de chez l'imprimeur le 10 novembre. Déposé le soir-même aux Saisons, notre première librairie rochelaise. Venu au monde dans la fébrilité des mains impatientes et la joie d'une première fois. On avait cueilli quelques jours plus tôt l'avis de Loïc, entre deux portes, pour le fameux BAT qui présidait à sa matérialisation, l'ultime étape d'une longue gestation d'un an.

Et puis, sitôt né au monde des objets, il a filé vers Paris sur ses petites pattes de papier et d'encre pour aller rencontrer ses grands frères, ses grandes sœurs, pour faire son entrée dans la cour des livres.

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Le 11, il commémorait, dans notre sacoche,  en silence, avec l'histoire du "soldat sur la place" de Bernard Ruhaud, la "grande" soit disant "dernière". On le pensait sacrément d'actualité, ce texte, même si c'était pas fait exprès.

Le 12, il déclenchait une avalanche de sourires authentiques à l'Hôpital Saint-Antoine où il était venu en mains propres s'offrir en exemplaire d'auteur. On s'est surpris à penser qu'il incarnait le premier printemps d'automne remarqué par tous sous le microclimat du service de psychiatrie de jour. Les blouses blanches, les patients, la bibliothécaire et nous, on s'est tous crus du même bois, celui dont on fait les mots, les livres, les mains, les regards. Quelque chose de neuf s'était allumé dans nos yeux. Un truc comme une reconnaissance, limpide, évidente, d'égal à égal, à la table du b.a.-ba des significations humaines.

Le 13, surfant sur sa griserie bon enfant de la veille, il pointait son museau guilleret aux portes du salon de L'autre livre, à l'Espace des Blancs Manteaux. Bec enfariné. Fanfaron. Un poil naïf. 

Effervescence euphorique. Des éditeurs, des lecteurs, des auteurs, et puis des camarades. Emmanuelle, du Printemps des Poètes, accompagnée de Patrick, un auteur inédit en bois brut, de ceux qui transpirent le texte par tous les pores du regard ; Pascale, des éditions Lunatique, avec Marianne venue signer "l'enfance crue", Sandrine, des éditions Les Arêtes... un accueil fait de sourires et de petits émerveillements fugaces et sincères. Demain, on verrait Pascal, des éditions Asphodèle, qui signerait "le succube du tyran", denis parmain, évoqué dans le précédent article, Wanda, des éditions Transignum... demain, on écrirait aussi avec le public de Gennevilliers, à la médiathèque François Rabelais, on écrirait des poèmes avec les gens, on le présenterait encore à cette occasion, les bonnes fées se pencheraient de nouveau sur son berceau pour lui souhaiter la bienvenue au monde. A lui, Le porte-voix N°1, notre toute nouvelle revue de paroles poétiques, le petit canard ou le bébé signe tout juste éclos de notre couvade précautionneuse.

Et puis le 13 novembre a tragiquement fait fausse route, les décisions qui s'en sont suivies, aussi.

Avec hébétude au milieu de la nuit, mais candeur encore, accrochés à nos téléphones intelligents qui nous demandaient avec insistance si on était toujours vivants, nous, bien peinardement planqués sous la couette de l'amie qui nous hébergeait à Saint-Ouen, nous, douillets innocents aux mains pleines de santé, on a pensé "le rendez-vous demain avec le public de Gennevilliers pour écrire, c'est tant mieux. Ça sera une façon de faire silence avec nos bouches et corps avec nos plumes, avec les gens d'ici, proche Paris, banlieue tout près, cité du Luth à vol de pigeon."

On a pensé aussi "le salon de L'autre livre, demain, on y retournera, nos écrits dans les mains et nos sourires encore indemnes, par le pouvoir de la chance sublime qui nous a été conférée de vivre, ici, du bon côté du monde, là où dans la rue on marche sans craindre, d'ordinaire, pour sa peau. On va l'honorer, cette chance, hein, dis, c'est ça, à la mémoire de ceux qui sont tombés, c'est ça, en souvenir de l'héritage de nos pères et leurs saloperies de guerres qui ont fait d'eux parfois des bouchers, alors que c'étaient des braves types, au fond, des braves types comme nous, comme l'autre aussi, là-bas, celui qui a pris une arme pour descendre tout le monde et s'est fait sauter le caisson ensuite, parce que plus rien de rien mais rien de rien de rien ne vaut rien, nous, non, dis, si on veut pas s'allonger avec le rien de rien ni avec les saloperies que nos pères nous ont rapportées d'Algérie, alors qu'ils auraient pu être des braves types toute leur vie, sans payer au prix fort du cauchemar à perpète la sempiternelle dénégation de la dignité de l'autre, dénégation qu'on nous perfuse à notre insu depuis la naissance, ni vu ni connu je t'embrouille, dénégation de la dignité de l'autre, là-bas, loin, dans le pays pas civilisé, qui meurt par centaines sous les frappes aériennes, pas grave, ici civilisation, là-bas, chaos, dénégation de l'autre, là-bas, loin dans le temps, qu'on a vendu comme bétail et abattu comme chien, même pas comme chien, parce que ton chien, tu le pleures, pas grave, loin dans le temps, oublié, pardonné, dénégation de l'autre, là-bas, pas de chance, désert aride, tombé comme mouche rien à bouffer, quand nos poubelles regorgent de pain frais javellisé pour les clodos ne pas s'agglutiner aux vitres à l'heure de la fermeture, alors, dis, on va l'honorer, hein, notre chance d'être vivants et bien portants et bien nourris, bordel de merde, si on veut pas s'allonger avec l'horreur du monde en attendant la fin, on va pas s'arrêter, dis, ça n'aurait pas de sens, on va y retourner, hein, au salon de L'autre livre, plus que jamais, y retourner, et brandir nos maigres plumes comme un signal déterminé, pacifique, rebelle et silencieux, on va y aller, dis, sinon, c'est que ça sert à rien les troupeaux dans les rues à la mémoire d'icônes de la liberté d'expression frondeuse et provoquante, sinon, c'est que ça sert à rien, les Lumières qu'on nous vend comme le nombril du monde, avec les droits de l'homme pauvre coquille vide habitée par une espèce de crabe de patrie aux allures de bernard l'hermite qui avance de travers. On ira, dis. On ira.

Mais non.

Ceux qui nous gouvernent ont mis le cap sur l'interdiction, tous symboles de la république en érection exhibés sous nos yeux hagards, en nous demandant expressément de regarder ailleurs, des fois qu'on essaie d'y comprendre quelque chose, de regarder ailleurs, au firmament, là, la lueur glauque du spectre de la trouille qu'ils y ont projetée, ravivée à l'étincelle du spectacle de l'horreur qu'on nous a imposé en boucle, la trouille exhumée de nos fantasmes archaïques les plus terrifiants parce qu'issus de la mémoire du pathos commun de notre civilisation de chasseurs auto satisfaits et grandiloquents. 

Mais non. On n'y est pas retourné, au salon de L'autre livre. Il a fermé ses portes, le ventre de Paris, levé le pont-levis, préparé l'huile bouillante comme pour un siège. Rentrez chez vous, parisiens, y a plus rien à voir, que votre écran home-cinéma, la vraie vie n'est pas à la rue, elle est ailleurs, là où on vous dit de voir.

Mais non, on n'a pas écrit avec les gens de Gennevilliers, médiathèque fermée, mesdames et messieurs, notre fée bibliothèque nous a appelés de sa petite voix terrassée, au bout de son trajet toute seule à vélo dans les rues désertées : "la bibliothèque est fermée, tout le monde est rentré, l'atelier est annulé."

On a repris nos "Porte-voix" aphones, repris la route, et on s'est rentré au bercail de l'Atlantique. On a photographié la mer moche pour l'offrir en lot de consolation à notre fée bibliothèque. C'était pas grand-chose, mais c'était déjà mieux qu'un ciel de rien avec personne dessous.

C'est comme ça qu'il est revenu à La Rochelle, l'encre en berne et la cédille entre les pages, Le petit porte-voix. Déniaisé de façon brutale, mis au pied du mur de ses propres tiédeurs, parler poésie quand c'est le monde qui flambe, et elle est où ta prise de position, petit ? Le moral au fond des interlignes, la gerbe à fleur de mots et un "à quoi bon" pour refrain obsessionnel. Il s'est fait tout p'tit, l'outrecuidant blanc-bec, dernier né d'une poignée de chansonniers-diseuses-et-dessinateur improvisés éditeurs depuis la dernière pluie, moulin benjamin d'une portée devenue inutile quelques massacres plus loin.

"Elle est où, ta prise de position, petit ?". Il nous a regardé avec des yeux effarés comme un petit poucet qui entend ses parents orchestrer son abandon. 

Mais on s'est dit que l'heure n'était pas à la réjouissance, qu'il fallait plutôt faire silence et pudeur, parce que les souffrances du monde. Alors nos naissances, y avait pas lieu de s'en réjouir, il convenait de les garder par-devers nous pour ne pas attirer le mauvais œil sur les bonheurs impertinents. "Pour vivre heureux, vivons cachés", disait ma sage grand-mère.

Et puis les jours succédant aux jours et l'écœurement à la stupeur, on a regardé,  trois semaines après, impuissants, la débâcle électorale du premier tour. On a regardé sans un mot les urnes vomir leur indigestion de démocratie représentative, on a même cru entendre dans l'absence le désavoeu massif de l'exercice d'un pouvoir-farce dont nous sommes les dindons fatigués. Ecoutez bien l'absence. Le silence. On y entend des voix, parfois. Et ça nous illumine. 

Avec un sursaut, on s'est dit que notre petit Le porte-voix à qui "les événements" avaient coupé le sifflet sitôt né au monde du papier, il avait peut-être, quand même, son mot à dire.

D'abord, parce qu'il raconte précisément une histoire de voix à exprimer et à recevoir.

Ensuite, parce que les poètes nous ont offert des textes inédits pour qu'on porte leur parole, et qu'une parole, bon sang, ça se tient.

Encore, parce que le lecteur a bien mérité quelques textes poétiques singuliers au beau milieu de la logorrhée qui est son pain quotidien médiatique.

Pour suivre, parce que des librairies nous ont fait le plaisir de l'accueillir.

Et aussi, parce que dans le contexte extravagant que nous traversons, certains de ses lecteurs, qui l'ont reçu dans l'intervalle chaotique, l'ont dit "visionnaire".

Et puis surtout, on a pensé à Mahmoud Darwich, et à l'exil ; à Nazim Hikmet, et à la captivité ; à Robert Desnos à Theresienstadt ; au seul livre de poèmes de Primo Levi "à une heure incertaine" ; à Syntaxis 4 des frères Ginzburg ; à Victor Hugo ; à la ballade des pendus ; à Stabat mater furiosa de Jean-Pierre Siméon...

Et très proche de nous, on a pensé à Ashraf Fayad condamné à mort en Arabie Saoudite.

Alors on l'a relu, Le porte-voix. Avec des yeux neufs d'avoir vécu des jours moches. Et on l'a trouvé beau. Peut-être même encore plus beau qu'avant. Avec ce quelque chose de pathétique qu'ont les enfants trop vite grandis au sirop de la vie qui fait pas de cadeaux, et qui jouent quand même à la marelle avec l'insouciance d'un espoir en bandoulière. Visionnaire.

Il nous appartient de vous transmettre sa vue et sa voix singulières. C'est notre urgente mission.

J'ai donc l'immense plaisir de vous présenter au nom de toute l'équipe Le porte-voix N°1, revue de paroles poétiques, avec, dans la grande ourse :

Béatrice Amodru,  Charlotte Gomez, Bernard Ruhaud, Cathy Garcia, Daniel Biga, Denis Montebello, Héronimüs Parminos, Victor Blanc, Jean-Michel Platier, Laurence Sartirano, Josyane de Jesus-Bergey et Hamid Tibouchi.

Et dans sa petite ourse, nous cinq artisans de la collecte et du tissage :

Brigitte Agulhon, Loïc Bouyer, Nina Gomez, Frank Schluk et moi-même.

 

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